Aux pays de l’or noir… (Partie 1) : États-Unis : qui contrôle le pétrole écrit l’Histoire
Par Raphaël Rossignol, Docteur en Sciences politiques et économiques de l’EHESS
Essentiel au mode de vie de nos sociétés actuelles, le pétrole est au cœur d’enjeux géostratégiques planétaires. Précieuse source de revenus et levier d’influence déterminant pour les pays producteurs, il est a contrario une ressource vitale à sécuriser pour les pays importateurs. Un découplage offre-demande qui explique la nature souvent frictionnelle des relations régissant les nations concernées.
Dans une série d’articles centrée sur trois des plus grandes puissances de la planète pétrole – les États-Unis (premier producteur mondial d’or noir), la Russie (deuxième exportateur mondial) et la Chine (premier importateur mondial) – Ressources revient en détail sur les spécificités de chacune et les conséquences géopolitiques associées, notamment pour le continent africain.
Depuis les premiers puits dans l’Ohio, le pétrole est au cœur de la politique intérieure et extérieure américaine. Le contrôle des réserves mondiales, par achat, alliances ou annexion, n’a pas pour seul but la sécurité énergétique américaine. C’est avant tout un moyen de maîtriser les prix (en dollars), et de peser sur l’économie de ses rivaux stratégiques, qu’ils soient exportateurs (Russie) ou importateurs (Chine). L’exploitation du gaz de schiste a donné une plus grande marge de manœuvre aux États-Unis, mais la manne n’est ni exclusive - la Chine possède d’immenses réserves - ni éternelle.
Une économie liée à l’industrie pétrolière
Avec la découverte des premiers puits de pétrole en Pennsylvanie en 1859, l’industrie américaine s’est vue durablement transformée. La naissance des premières grandes firmes pétrolières, au premier rang desquelles la Standard Oil, a non seulement ouvert la voie au développement d’un secteur industriel neuf, mais également imposé des choix technologiques dont les économies du monde entier sont encore tributaires plus de 150 ans après. Aux États-Unis mêmes, le pouvoir de marché des majors pétrolières a permis d’évincer durablement les solutions reposant sur l’énergie électrique, avec d’une part, l’achat et la mise au rebut des systèmes de tramways électriques de toutes les grandes métropoles américaines, et de l’autre, la promotion du moteur à explosion au détriment du moteur électrique, tous deux conçus et industrialisés dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Outre le faible développement du système ferroviaire et l’existence d’un réseau profus de routes, l’industrie pétrolière a été la mère de nombreuses industries dérivées dans tous les domaines. En effet, la multiplicité des produits dérivés du pétrole les rend pratiquement ubiquitaires dans la vie quotidienne. Une liste un peu détaillée donne pas moins de 120 objets ou composants issus de l’industrie pétrolière, du nylon aux capsules de gélules, en passant par le mobilier et les industries pharmaceutique, plastique, et cosmétique. La pétrochimie, échafaudée autour de l’exploitation du pétrole brut, a donné lieu à une diversité de produits d’usage courant qui façonnent la société de consommation dont le modèle s’est répandu avec l’uniformisation des modes de vie et l’émergence des classes moyennes à travers le monde.
Par un adroit lobbying et la constitution de monopoles industriels, l’industrie pétrolière et les industries pétrochimiques ont également durablement marqué de leur empreinte le cours de l’histoire politique américaine. Selon Influence Map, l’industrie pétrolière a dépensé dans son ensemble environ 115 millions de dollars par an pour contrer les conclusions portant sur l’impact des énergies fossiles sur le changement climatique1. Plus généralement, la mise en comparaison des sommes investies en lobbying par l’ensemble de l’industrie aux États-Unis (environ 350 millions de dollars en 2013) et le montant des subventions accordées à l’industrie pétrolière (quelque 41,8 milliards de dollars, soit un rapport de 1 à 119)2, montre l’importance du secteur pétrolier dans la prise de décision publique aux États-Unis.
1 https://influencemap.org/report/How-Big-Oil-Continues-to-Oppose-the-Paris-Agreement-38212275958aa21196dae3b76220bddc
2 http://priceofoil.org/fossil-fuel-industry-influence-in-the-u-s/
Bush père et fils : lobby pétrolier au sommet du pouvoir
Cette influence permet de jeter une certaine lumière sur la politique étrangère américaine, où les intérêts privés sont étroitement liés aux considérations de sécurité nationale. L’exemple des deux guerres du Golfe a assez prouvé la centralité de la question pétrolière pour que l’on y revienne en détail. Il est néanmoins utile de remarquer la continuité quasi organique entre la première Guerre du Golfe conduite par George Bush Sr, et la seconde, déclenchée en 2003 par son fils, entouré de certains des conseillers de son père, notamment Dick Cheney (Secrétaire à la Défense de 1989 à 1993 puis vice-président de 2001 à 2009), et Colin Powell (Chef d’état-major des armées de 1989 à 1993 et Secrétaire d’État de 2001 à 2005). Suite à l’anéantissement de l’armée irakienne en 1991, George Bush Sr a pris soin de ne pas renverser Saddam Hussein, qui était désormais sans protection militaire et disposé à négocier avec les États-Unis.
Dans le cadre de l’embargo mis en place dès 1990 et jusqu’en 2003 contre le régime irakien, le programme onusien « Pétrole contre nourriture », conçu initialement comme « mesure temporaire destinée à couvrir les besoins humanitaires du peuple irakien », a vite donné lieu à un vaste système de corruption impliquant au moins une compagnie pétrolière américaine, Texaco 3, ainsi que de nombreuses petites entreprises pétrolières nommées dans le rapport d’enquête dirigé par Paul Volcker, qui ont éventuellement pu travailler pour le compte de majors. Le déclenchement de la deuxième Guerre du Golfe en 2003 et la création de l’Autorité provisoire de la coalition ont précipité la fin du programme Pétrole contre nourriture, et donné le signal d’un conflit dont la mainmise sur les champs irakiens deviendrait l’un des moteurs, l’administration Bush Jr étant peuplée d’anciens représentants de l’industrie pétrolière, à commencer par les Bush (Harken Oil et Zapata Oil), Dick Cheney (ex-président d’Halliburton) et Condolezza Rice (administratrice de Chevron Oil jusqu’en 2001).
3 https://www.ft.com/content/1f250dd4-47de-11da-a949-00000e2511c8