Aux pays de l’or noir… (Partie 2) : En Russie, le pétrole et le gaz comme armes d’une politique de grande puissance
Par Raphaël Rossignol, Docteur en Sciences politiques et économiques de l’EHESS
Essentiel au mode de vie de nos sociétés actuelles, le pétrole est au cœur d’enjeux géostratégiques planétaires. Précieuse source de revenus et levier d’influence déterminant pour les pays producteurs, il est a contrario une ressource vitale à sécuriser pour les pays importateurs. Un découplage offre-demande qui explique la nature souvent frictionnelle des relations régissant les nations concernées.
Dans une série d’articles centrée sur trois des plus grandes puissances de la planète pétrole – les États-Unis (premier producteur mondial d’or noir), la Russie (deuxième exportateur mondial) et la Chine (premier importateur mondial) – Ressources revient en détail sur les spécificités de chacune et les conséquences géopolitiques associées, notamment pour le continent africain.
Longtemps talon d’Achille d’une URSS excessivement dépendante des revenus pétroliers, les hydrocarbures sont aujourd’hui une arme devant permettre à la Russie de redevenir une puissance de premier plan. D’où une reconfiguration des alliances accélérée depuis l’intervention russe en Syrie et le désengagement américain : rapprochement avec l’Arabie Saoudite autour de l’OPEP, dialogue avec la Turquie, coopération industrielle avec la Chine, soutien au Venezuela… La Russie opère sur tous les théâtres habituellement occupés par les États-Unis, avec la ferme volonté de défier les alliances américaines en Eurasie par le biais du pétrole.
Une puissance pétrolière de premier plan
Estimées à 80 milliards de barils, ses réserves pétrolières placent la Russie entre le 7e et le 8e rang mondial. Cette manne, qui génère 30 % du PIB russe et 50 % du budget de l’État, n’est pas uniquement une ressource financière. Le pétrole est depuis longtemps un instrument de politique extérieure. Du temps de l’URSS, il servait à alimenter en partie l’immense machine de subventions aux pays satellites, le COMECON (Conseil d’assistance économique mutuelle ou Conseil d’aide économique mutuelle, une organisation d’entraide économique entre différents pays communistes), gardant les prix bas pour les alliés de l’URSS relativement aux prix internationaux. Inversement, la baisse durable des prix du pétrole suite au choc pétrolier de 1973 a considérablement affecté l’économie soviétique, et démontré que l’utilisation du pétrole comme arme politique requérait une grande dextérité.
Après un cycle de nationalisation de l’industrie pétrolière pendant le premier mandat de Vladimir Poutine dans les années 2000, la Russie s’est dotée de compagnies pétrolières (Rosneft, Gazprom Neft, Tatneft) et de pipelines (Transneft) sous contrôle étatique, à côté d’entreprises privées (Lukoil, Loukos) attentives à ne pas contrarier la stratégie extérieure de l’État russe. Les sanctions imposées à la Russie suite à l’invasion de la Crimée (2014) ont accentué la mainmise de l’État sur l’industrie, dès lors privée de toute possibilité de poursuivre ses partenariats avec ses homologues de l’étranger.
Face au déclin de la puissance russe dans son ancienne sphère d’influence à partir des années 1990 ; déclin que les révolutions colorées en Ukraine, en Géorgie et en Asie Centrale n’ont fait qu’accentuer, la Russie, ne disposant pas de réserves de change suffisantes pour l’utiliser efficacement comme outil d’influence, a décidé de faire du pétrole l’instrument privilégié de sa politique extérieure.
Les hydrocarbures comme levier stratégique
Face à la Révolution orange en Ukraine, les menaces russes de couper les exportations de gaz à destination de l’Europe ont montré le levier que celles-ci pouvaient constituer auprès d’un continent entièrement dépendant de l’extérieur pour son approvisionnement en hydrocarbures. Mais le véritable événement qui a conduit la Russie à revenir de manière décisive sur la scène internationale, a été son soutien à la Syrie de Bashar Al-Assad, sur le territoire de laquelle se trouve la dernière base russe du Proche-Orient (Tartous), et dont les côtes méditerranéennes renferment un immense gisement de gaz (partagé avec Israël, Gaza, Chypre et le Liban). La Russie est présente en Syrie depuis les années 2000 à travers Stroytransgas, la compagnie présidée par un proche de Poutine, Gennady Timochenko, qui a complété en 2008 le tronçon Jordanie-Syrie du gazoduc arabe. À mentionner également, la construction d’une centrale à gaz à Hayan, à 30 km de Homs, dont la production a soutenu le régime malgré la guerre. L’appui de la Russie à la Syrie s’explique par le fait que ce pays est un pivot de la stratégie russe au Proche Orient et en Afrique du Nord ; sans oublier ses ressources gazières, particulièrement cruciales dans le contexte des sanctions imposées aux entreprises russes. Les sanctions imposées à l’Iran en réponse à son programme nucléaire ont privé la Syrie d’une partie de ses importations pétrolières, et la Russie est venue pallier ce manque, devenant ainsi un partenaire d’importance. L’intervention russe en Syrie à partir de 2015, symbolise une réorientation stratégique qui se traduit par un rôle accru après de l’OPEP dans le but de mieux contrôler les prix, une réaffectation progressive des exportations russes d’Europe vers l’Asie, ainsi qu’un renouvellement des alliances avec la Turquie pour contrer l’influence américaine en Europe.