Miser sur la blockchain pour optimiser la filière cacao ivoirienne – Entretien avec Neil Gordon, PDG de GAEX
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R. : Pourquoi avoir choisi le cacao ?
N.G. : En toute sincérité, d’abord parce que c’est l’actif le plus échangé d’un point de vue commercial. Ensuite à cause de tous les défis que présente la filière, notamment au niveau des planteurs qui sont régulièrement volés, voire tués en brousse. Nous nous sommes dit que nous pouvions résoudre ces problèmes en créant une plateforme numérique et en recourant aux paiements digitaux. Nous avons donc pris contact avec VISA, et élaboré avec eux une solution de paiement mobile destinée à faciliter et sécuriser les transactions. La bancarisation et l’inclusion financière des paysans apparaissent aujourd’hui comme des enjeux majeurs, mais ne sont pas insurmontables pour peu que l’on s’attaque au problème une bonne fois pour toutes. Cependant, il nous faudra du temps avant d’impliquer un nombre critique de planteurs et de les familiariser avec ce nouveau système (dans un premier temps, GAEX travaillera en priorité avec les coopératives et leurs présidents, NDLR).
R. : Vous comptez introduire une technologie perturbatrice dans un monde particulièrement traditionnel – le secteur agricole ivoirien. C’est un sacré défi, comment cette initiative a-t-elle été accueillie en Côte d’Ivoire ?
N.G. : Effectivement, cela effraie pas mal de gens quand on parle de transparence par la blockchain. Mais le directeur du Conseil café cacao, monsieur Koné, à qui revient la délicate mission de faire le ménage au sein de la filière, est en réalité très avant-gardiste et semble plutôt curieux de voir ce que notre projet peut donner. À compter du mois de décembre – après le lancement officiel de notre plateforme, et durant les deux prochaines années, nous allons concentrer tous nos efforts à tester le système et à le peaufiner. À ce moment-là, les consommateurs et les acheteurs seront en mesure de connaître l’origine exacte de leur produit – de quelle parcelle et de quel fermier il provient, et de vérifier qu’il est bien issu du commerce équitable et que les planteurs sont rémunérés à hauteur de leur travail.
R. : C’est un fait établi : la chaîne de valeur du cacao comporte de nombreuses failles et génère des pertes massives (depuis 2005, le déficit net annuel de cacao est d’environ 300 000 tonnes et, en raison de problèmes commerciaux, de prévisions inexactes et d’un manque de transparence, ce déficit ne cesse de croître, NDLR). Comment la blockchain peut-elle concrètement remédier à cela ?
N.G. : L’un des plus grands défis qui se posent est celui de la fraude. Par exemple, sur le reçu de votre entrepôt, il est indiqué que vous avez 10 000 tonnes de cacao en stock. Dans ces conditions, la banque peut vous prêter de l’argent sur la base de ce collatéral (pour financer une opération d’export par exemple, NDLR). Néanmoins, lorsqu’elle fera procéder au dédouanement, il est possible que le cacao emmagasiné n’ait rien à voir avec celui décrit sur les documents officiels. La blockchain permet de résoudre le problème de la gestion des stocks en enregistrant et documentant avec précision chaque mouvement de ces derniers dans et hors de l’entrepôt. Un autre aspect concerne les spécifications du cacao (grade, taille des fèves, taux d’humidité et de moisissure, etc., NDLR). Là encore, il se peut qu’il y ait un écart entre les spécifications enregistrées au moment de la commande et la qualité du cacao réellement expédié après approbation des professionnels du secteur. En comblant les failles du système « manuel », la blockchain contribue à rendre le marché moins opaque et donc plus efficace. Parfois les gens ne réalisent pas à quel point cet aspect de la chaîne de valeur est primordial : les derniers mètres, le dernier jour avant l’enlèvement de la marchandise et son embarquement… Pour moi c’est devenu une obsession : comment gère-t-on les risques liés à cet actif ?
R. : Cette plateforme, comment fonctionne-t-elle concrètement ?
N.G. : C’est simple : une fois que vous êtes enregistré, vous répertoriez votre stock et déterminez le prix auquel vous souhaitez le vendre. Ensuite, selon la demande, les spécifications et le prix de vente de votre cacao, le système vous associe automatiquement au client correspondant. Vous avez également la possibilité d’ajuster votre prix aux tendances du marché. Une fois la commande confirmée, vous pouvez livrer la marchandise dans une coopérative ou un entrepôt désigné. Dès que le cacao est livré et la transaction validée, le planteur est payé instantanément grâce au système mis en place avec VISA. C’est un avantage considérable, car les cacaoculteurs ont été floués et volés trop longtemps : ils ne veulent plus attendre. Avec notre solution, ils pourront désormais voir leur compte crédité avant même d’avoir quitté l’entrepôt. Par ailleurs, les clients auront accès à l’historique de chaque planteur enregistré, ce qui leur permettra de juger de sa fiabilité et de son efficacité, notre plateforme documentant dans le détail chacune des livraisons passées. Concrètement, cela signifie aussi qu’il n’y aura pas de discrimination relative au nom ou au genre – une grande avancée pour les agricultrices, puisque tant que les fermiers délivrent en temps et en heure, leur score s’améliore. De même, les banquiers pourront voir directement sur la plateforme les profils d’exploitants les plus à même de se voir proposer des prêts.
R. : Quelles sont vos perspectives de développement ?
N.G. : Pour l’instant nous visons principalement le café et le cacao. Nous aimerions également nous lancer dans la noix de cajou, mais ce sera pour plus tard : comme dans tout business, il faut d’abord bien maîtriser chaque produit avant d’en ajouter un nouveau. Nous procédons par étape, dans l’optique d’atteindre la rentabilité. Ce projet doit être profitable pour tout le monde et pas juste GAEX, car si les planteurs ne gagnent pas d’argent, nous ne gagnons pas d’argent et si nous ne gagnons pas d’argent, nous ne tiendrons pas le coup longtemps. La seule façon pour nous de devenir une entreprise durable est de faire en sorte que tout le monde y trouve son compte. Un partenariat gagnant-gagnant : c’est cela le modèle économique de GAEX.