Reckya Madougou, conseillère spéciale du président togolais Faure Gnassingbé et spécialiste des questions d’économie sociale : « À l’échelle du continent, il reste encore bien du chemin à parcourir avant d’optimiser pleinement le potentiel des ressources humaines »
Femme technocrate et politique d’origine béninoise ayant occupé plusieurs portefeuilles ministériels (Justice, Emploi des jeunes et des femmes, Microfinance…) sous la présidence Boni Yayi avant de devenir conseillère spéciale du président togolais, Reckya Madougou est aujourd’hui l’une des figures de proue du combat en faveur de l’inclusion financière sur le continent. Une position qui ferait d’elle, selon le magazine américain Forbes et l’hebdomadaire panafricain Jeune Afrique, l’une des femmes les plus influentes d’Afrique. Pour Ressources, Reckya Madougou a accepté de revenir en détail sur cet enjeu majeur. Entretien.
Ressources : Passée par la politique, vous êtes aujourd’hui une spécialiste reconnue de la finance inclusive. De quoi s’agit-il au juste ?
Reckya Madougou : La politique n’est pas une parenthèse ouverte et fermée. C’est un engagement, une volonté d’être au service de l’intérêt général, notamment des plus démunis. En ce sens, mon combat pour l’inclusion financière, qui consiste à accompagner les populations en situation de vulnérabilité économique en leur offrant une meilleure accessibilité aux moyens de production, prolonge mes précédents engagements. En somme, il s’agit d’autonomiser des personnes vivant dans l’extrême pauvreté en les orientant vers le social productif plutôt que l’assistanat.
R. : Pourquoi y a-t-il toujours autant d’exclus financiers en Afrique ?
R. M. : En premier lieu parce que les politiques publiques ne tiennent pas suffisamment compte de la nécessité d’autonomiser les plus défavorisés et se contentent de programmes d’assistance ou sociaux. Ce faisant, elles renforcent l’écart entre une minorité privilégiée et une large majorité démunie, à la marge du système classique. Dans la sphère entrepreneuriale par exemple, 90 % des sociétés africaines sont des micros, petites et moyennes entreprises. Mais encore, la majorité est constituée de TPE, de toutes petites structures évoluant souvent dans l’informel, ce qui rend très difficile l’obtention de prêts bancaires. Or, ce sont des opérateurs économiques qui, accompagnés judicieusement, pourraient faire grandir rapidement leurs activités génératrices de revenus et contribuer à la fiscalité.
R. : Justement, vous avez conseillé plusieurs gouvernements africains, notamment pour les aider à mettre en place des programmes destinés à favoriser l’inclusion financière. Où en est-on aujourd’hui ?
R. M. : De plus en plus d’États comprennent que le développement n’est possible qu’en mettant au travail toutes les couches sociales. La vraie question est de savoir comment y parvenir, et dans ce domaine comme dans bien d’autres, il n’y a pas une, mais plusieurs approches. Dans l’ensemble, on ne peut néanmoins que se réjouir du renforcement des dispositifs publics pour l’entrepreneuriat des jeunes et des femmes. En parallèle, les banques s’engagent de plus en plus dans la micro et méso finance1, ce qui ouvre de nouveaux horizons aux PME et aux TPE. Une démarche proactive qui paie : le Togo est par exemple, grâce à ses efforts en la matière, le deuxième pays de l’UEMOA en termes d’inclusion financière avec 76 établissements de microfinance, selon la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. À l’échelle du continent néanmoins, il reste encore bien du chemin à parcourir avant d’optimiser pleinement le potentiel des ressources humaines.
1. Notion relativement récente, la mésofinance est le chaînon manquant entre la finance traditionnelle et la microfinance et peut se définir comme le segment compris entre le plafond des prêts relevant de la microfinance et le plancher du crédit bancaire. Elle concerne en premier lieu les besoins des petites et moyennes entreprises.
R. : Parmi les secteurs les plus touchés par le manque de financement, l’agriculture. Quels mécanismes innovants et pragmatiques existent pour assurer le financement de ce secteur sur le continent ?
R. M. : C’est l’un des plus gros paradoxes de l’Afrique. L’agriculture, c’est plus de 60 % de la population active et 23 % du PIB de l’Afrique subsaharienne ; une part de la richesse qui dépasse même les 40 % dans des pays comme le Bénin et le Togo. Pourtant, en dépit de son poids décisif, c’est le secteur qui reçoit le moins de financement, aussi bien de la part des gouvernements que des institutions bancaires. Dans certains pays africains, la part de financement bancaire octroyé aux projets agricoles n’atteint même pas les 1 % alors que le secteur emploie près des trois quarts de la population active. Pour adresser de telles aberrations et tenter de changer la donne, des mécanismes innovants ont été élaborés et mis en œuvre, notamment le NIRSAL (Nigeria Incentive-Based Risk Sharing System for Agricultural Lending) au Nigéria et le Mécanisme incitatif de financement agricole fondé sur le partage de risques (MIFA) au Togo. Avec ces modèles, on change de paradigme puisque le financement agricole est structuré par chaînes de valeur, ce qui permet de partager les risques à l’ensemble des acteurs des filières prioritaires. Une bonne façon de « dé-risquer » l’agriculture et surtout, dans cette optique, ce sont les besoins du marché qui orientent la production en termes de spéculations, de qualité et de quantité à produire et non l’inverse, à savoir produire avant d’aller rechercher les marchés. De quoi rassurer les banques, les assureurs, les fonds de garantie, les entrepreneurs et les producteurs, y compris les plus modestes, qui peuvent désormais voir leur revenu s’accroître… et au final, révolutionner le secteur.
R. : Au-delà de l’action des pouvoirs publics, le secteur privé peut-il également jouer un rôle afin de changer durablement la donne ?
R. M. : Absolument. Plus encore, dans une telle dynamique de changement, l’implication du secteur privé est une nécessité. Les pouvoirs publics ont pour rôle essentiel de créer le cadre adéquat pour stimuler l’investissement. Il revient ensuite au secteur privé, qui a un pouvoir financier plus important et une expertise donnée, de mener des actions favorables in fine à l’activité économique. S’agissant par exemple des deux mécanismes de financement agricole précédemment cités (le NIRSAL nigérian et le MIFA au Togo, NDLR), on notera que ce sont des sociétés anonymes ayant le secteur privé comme catalyseur de ces dispositifs et que le succès est au rendez-vous.Enfin, l’impasse ne saurait être faite sur le rôle décisif des technologies dans la bataille pour l’inclusion financière. Le mobile banking en est une parfaite illustration et le succès fulgurant du système M-Pesa lancé en 2007 au Kenya mérite que l’on s’en inspire. Autant d’initiatives portées en premier lieu par les opérateurs télécoms privés et souvent au travers de partenariats public-privé féconds. Sur un continent où la proportion des « exclus financiers » demeure importante, mais où le nombre de détenteurs de téléphone mobile ne cesse de croître, on ne peut que se réjouir de ce développement positif.
R. : Vous êtes aujourd’hui l’une des figures de proue du combat pour le développement de l’Afrique. Pensez-vous que cet objectif sera pleinement atteint de votre vivant ?
R. M. : Le développement de l’Afrique n’est pas un mythe ou un rêve, et ma grande espérance est que nous appliquions enfin les instruments ingénieux dont nos diverses instances régionales et continentales nous ont dotés. Dans sa feuille de route baptisée AGENDA 2063, l’Union africaine développe ainsi un plan directeur qui vise à transformer le continent en puissance mondiale au cours de ce siècle. Le lancement de la Zone de libre-échange continentale, avec sa promesse d’intégration renforcée, est un élément phare de cette ambition. Du reste, l’Afrique a tout ce qu’il faut pour réussir : des ressources minières, une position géographique favorable, des ressources humaines en abondance. Ce sont là les piliers du développement. Le reste consiste en la mise en œuvre de politiques adéquates afin que les populations, quels que soient leurs statuts, puissent elles aussi apporter leur contribution. Car le développement, c’est le cumul des contributions individuelles stimulées par un leadership volontariste.. Et aucun citoyen ne doit être mis de côté. Au sens le plus large du terme, et bien au-delà de l’outil indispensable qu’est la finance « inclusive », le développement de l’Afrique se fera à travers l’inclusion.
R. : Un dernier mot enfin à la jeune génération montante. Quel message lui adresseriez-vous ?
R. M. : Je lui prodiguerais deux conseils : en premier lieu, l’entrepreneuriat reste, en dépit de ses écueils, la meilleure option pour s’autonomiser financièrement et socialement. Et certaines niches de marché comme l’agro-business et le digital constituent à mes yeux de véritables mines d’or potentielles. Enfin j’exhorterais la jeunesse à opérer des choix audacieux et à les assumer. Une philosophie de vie qui nécessite de la vision, de la persévérance, de la détermination, un fort engagement et, souvent, des sacrifices. Mais à l’arrivée, c’est un combat qui en vaut la peine. C’est ainsi que les grandes causes sont menées à leur terme et que l’on peut induire des changements qualitatifs autour de soi.