Cacao : le travail des enfants en question(s) - Entretien avec le sociologue Rodrigue Koné
Révélé au grand public par le long métrage « Slavery, a global investigation » (2000), un documentaire britannique de Brian Woods et Kate Blewett diffusant (entre autres) les témoignages d’enfants victimes de traite en Afrique de l’Ouest, le travail forcé des enfants constitue aujourd’hui un enjeu majeur de la filière. Selon le Cocoa Barometer 2018, plus de 2 millions d’entre eux travailleraient encore dans les plantations, malgré l’Accord international de 2001 sur le cacao où les acteurs du secteur s’étaient engagés à lutter contre cette forme d’exploitation et à la réduire de 70 % à l’horizon 2020. Bien que l’État ivoirien ait initié plusieurs actions préventives et punitives, ce fléau, alimenté par la pauvreté intergénérationnelle des cacaoculteurs, persiste toujours. Tentative d’explication avec le sociologue Rodrigue Koné.
Ressources : Le travail des enfants en plantation est aujourd’hui plus que jamais au cœur de l’actualité cacaoyère. Courant 2019, il a même été à l’origine d’une menace d’embargo des États-Unis sur le cacao ivoirien. Comment expliquer la persistance de cette forme d’exploitation malgré les actions prises par les autorités ivoiriennes ?
Rodrigue Koné : L’impression globale est qu’il s’agit d’un mal profondément enraciné, intimement lié à la culture de rente adossée au modèle extensif, particulièrement gourmand en main-d’œuvre.L’impact de tout cela, auquel il faut ajouter la manne financière considérable du cacao – redistribuée dans toute la sous-région via des réseaux de migration polarisés sur les foyers de croissance économique –, et son poids politique, joue beaucoup sur le schéma entrepreneurial. La filière de l’« or brun » s’articule autour de mouvements migratoires très bien organisés qui remontent à des décennies. Les débuts de l’arboriculture (cacao, café, hévéa, etc., NDLR) ont ainsi vu la mise en place d’une véritable politique d’immigration, par l’État colonial d’abord, qui s’appuyait sur des chefs communautaires locaux du Nord, notamment au Mali et au Burkina Faso, dont le territoire se répartissait alors entre les colonies du Niger, du Soudan français et de la Côte d’Ivoire. L’un des projets d’aménagement de l’espace colonial consistait à puiser dans les réservoirs de main-d’œuvre de ces zones, plus peuplées du fait de leur histoire (routes du commerce transsaharien et grands royaumes à l’origine de grosses agglomérations et d’importantes chefferies, NDLR) afin d’implanter l’arboriculture dans les colonies du Sud, où le climat était plus propice. Ce système a ensuite été repris par l’administration postcoloniale de Félix Houphouët-Boigny, qui a facilité et intensifié les mouvements migratoires en les associant à une politique économique libérale fondée sur la productivité agricole. Tandis que ces organisations se mettaient en place, on a vu se développer toute une expertise de coursiers, intermédiaires, etc. rattachés aux notabilités locales, mais aussi aux réseaux religieux comme les écoles coraniques, et progressivement il y a eu basculement vers une main-d’œuvre de plus en plus jeune, avant que le phénomène finisse par toucher les enfants au tournant des années 1980-1990, quand le vivier des ouvriers agricoles a commencé à s’assécher (une bonne partie de la jeunesse prenant le chemin de l’école puis de l’administration au lieu d’emprunter celui des champs et des vergers, NDLR) et que les communautés locales, principalement les Baoulé, se sont intéressées de plus près aux travailleurs issus de l’immigration. C’est également la période qui coïncide avec le déplacement du front cacaoyer de l’est vers l’ouest et l’hégémonie des migrants burkinabè dans la cacaoculture.
R. : La question du travail des enfants est particulièrement délicate et difficile à documenter. Sachant qu’en Afrique, l’économie familiale implique très tôt les plus petits, spécialement en milieu rural, comment en délimiter clairement les contours et les abus ?
R. K. : Effectivement, certains ont voulu présenter le travail des enfants comme l’un des modèles économiques d’apprentissage que l’on observe dans toute structure communautaire et qui permet de reproduire et pérenniser le système social. Traditionnellement, on autonomise les bambins dès leur plus jeune âge, que ce soit à travers les tâches agricoles ou de petits métiers. C’est une manière de leur inculquer les principes élémentaires de l’activité économique afin qu’ils puissent par la suite devenir indépendants et gérer leur propre business. Toutes les personnes de ma génération ont été au champ avec leurs parents ; cela faisait partie des impératifs éducatifs auxquels nous devions nous soumettre pendant les week-ends et les vacances. Mais je ne qualifierais pas cela de travail d’enfants, à la différence de l’exploitation systématique, qui consiste à faire trimer les plus jeunes 7 j/7 sans que ceux-ci bénéficient en retour d’un investissement du produit de leur labeur sur leur santé, leur éducation, etc. Et c’est problématique, car outre le grave impact sur leur bien-être physique et mental, on n’est même pas dans une logique d’apprentissage où il est question qu’à terme ils reprennent l’entreprise familiale. Dans ce contexte, l’enfant devient l’instrument de visées purement mercantiles, au détriment de son épanouissement personnel, économique et social. On peut alors parler d’exploitation (l’ensemble des organisations des Nations unies utilise le terme « child labor » pour désigner ce phénomène, à bien différencier du « child work » ou aide à l’économie familiale, considéré, lui, comme acceptable, NDLR).
R. : Concernant cette question du travail des enfants, quel schéma prévaut selon vous en Côte d’Ivoire ?
R. K. : Je pense malheureusement qu’en l’état actuel des choses et malgré les efforts entrepris, le modèle mercantile consistant à exploiter les enfants a encore de beaux jours devant lui. À cela je vois plusieurs raisons : tout d’abord, le fait que sans cette main-d’œuvre providentielle, de nombreuses exploitations cesseraient purement et simplement de fonctionner ; ensuite parce que les « petites mains du cacao » deviennent de plus en plus rares ; d’ailleurs, parmi les migrants adultes arrivant dans le pays, beaucoup se dirigent vers l’orpaillage clandestin, qui constitue une source de revenus certes plus aléatoire, mais plus importante et surtout plus rapide que l’arboriculture. On profite donc du système établi, avec des enfants déjà mobilisés autour des réseaux d’écoles coraniques ou autres, tout ça sous la coupole de notabilités, et avec des passeurs qui connaissent parfaitement les rouages de l’organisation. Je pense que ce modèle a pris le pas sur le travail envisagé comme un apprentissage social.
R. : La croissance de la demande mondiale ne risque-t-elle pas d’aggraver cette situation ?
R. K. : C’est effectivement l’issue fatale vers laquelle risque inexorablement de s’acheminer la cacaoculture ivoirienne. Parce qu’elle est aujourd’hui confrontée à des logiques contradictoires, à savoir la hausse de la demande et l’épuisement des ressources autour desquelles produire le cacao. Et comme elle représente l’une des dernières niches économiques, beaucoup de personnes s’investissent dans cette filière particulièrement gourmande en terres et en main-d’œuvre. Or la jeunesse constitue la majorité de la population active du continent. Donc je pense qu’une part non négligeable du cacao en circulation provient du travail de jeunes gens et d’enfants. Il y a inévitablement un recours à la main-d’œuvre infantile qui est bien organisé et augmente à cause de la demande de plus en plus forte, mais aussi des investissements accrus de certains actifs dans l’affectation d’exploitations afin de répondre à cette demande.
R. : Comment voyez-vous l’avenir du cacao ivoirien ?
R. K. : Je pense que ce modèle de production issu de la culture de rente, fruit de l’économie coloniale, ne peut être durable à terme. Nous sommes entrés dans une phase critique qui pose de réels défis en termes d’épuisement des ressources, de vieillissement du verger, de foncier disponible et de maladies du cacao. Les solutions doivent être cherchées du côté de l’agronomie : jachère, agroforesterie, introduction du système intensif, lutte efficace et continue contre les maladies… Autre problème : le désintérêt global de la jeunesse pour ce secteur exploité et régi selon des méthodes archaïques. Personnellement, je ne vois pas un jeune ayant un compte Facebook et chattant sur WhatsApp partir au champ une machette à la main, car il a aujourd’hui l’exemple de modèles productifs plus performants et nourrit légitimement d’autres rêves. Le secteur du cacao, figé dans un système qui n’a pas évolué, est trop ingrat et trop peu attractif pour cette main-d’œuvre potentielle et pourtant abondante. Le modèle de la cacaoculture va entrer en crise et cette crise va reconfigurer la physionomie de l’économie ivoirienne.
R. : Si la jeunesse se désintéresse de ce secteur, on peut penser que cela risque de laisser le champ libre à l’exploitation infantile et aux réseaux de trafiquants pour continuer à alimenter les champs en main-d’œuvre. Quelles sont les alternatives possibles ?
R. K. : Effectivement, à mon avis, le modèle actuel de la cacaoculture ne peut exister sans l’exploitation des plus jeunes. Il faut également préciser que la lutte contre le travail des enfants est aussi un enjeu risqué pour les régimes en place. Parce que combattre efficacement et réellement ces systèmes installés depuis des décennies pourrait remettre en cause tout le modèle sur lequel est basée la cacaoculture, et donc créer un assèchement de la main-d’œuvre, ce qui impacterait forcément la productivité de cette filière déterminante pour l’économie ivoirienne. Je crois que pour cette raison, les gens avancent avec prudence. Partant du principe que tout le monde ici sait très bien comment les réseaux de migrants fonctionnent, on est en droit de se demander si un véritable contrôle a été mis en place, s’il y a une réelle volonté de lutter contre ce phénomène, par exemple en rentrant dans les cars en provenance du Burkina ou du Mali, en vérifiant l’âge des passagers et le motif de leur présence sur le territoire ivoirien, etc. Je ne dis pas que rien n’est fait, mais que pour l’heure, les mesures prises sont des indicateurs de faits et non d’impacts, et que des réseaux informels arrivent encore à passer entre les mailles du système. Mettre un terme à tout cela relève d’ailleurs de la responsabilité partagée de la Côte d’Ivoire et des pays de l’hinterland concernés. Enfin, il faut préciser que le travail des enfants dans les cacaoyères, même s’il est bien évidemment condamnable, n’est qu’un symptôme de la pauvreté endémique des planteurs. Là encore, l’une des solutions à ce fléau est connue de tous : passer à une logique d’accompagnement des cacaoculteurs et faire en sorte de mieux les rémunérer. Mais personnellement, je ne pense pas que ce modèle va disparaître du jour au lendemain, car il est lié à des enjeux politiques, économiques et financiers trop importants et trop complexes.
Rodrigue Koné est un sociologue ivoirien. De 2005 à 2012, il a travaillé pour le Centre de Recherche et d’Action pour la Paix (CERAP) comme coordonnateur des programmes d’éducation à la paix et des programmes sur l’analyse des conflits. D’octobre 2012 à septembre 2014 il a accompagné, en tant que Program Officer de l’ONG américaine Freedom House, les défenseurs ivoiriens des droits humains sur les questions de justice transitionnelle. Doctorant à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, sa thèse porte sur les fondements sociopolitiques de l’évolution du droit à la citoyenneté de 1960 à 2015 en Côte d’Ivoire, sujet au cœur de l’instabilité du pays depuis une vingtaine d’années. Il est également chercheur-consultant pour le compte de l’African Security Sector Network (ASSN) auprès duquel il développe des recherches sur les acteurs informels impliqués dans le système sécuritaire ivoirien. Depuis 2017, il occupe une chaire de bioéthique à l’UNESCO et s’intéresse de près à la question énergétique, particulièrement la politique électrique de l’État ivoirien.